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Tengo
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Tant qu’il y a de la chaleur
TENGO SE DIRIGEAIT VERS TATEYAMA, dans le train express qui avait quitté la gare de Tokyo dans la matinée. À l’arrêt de Tateyama, il descendit et prit un omnibus pour Chikura. C’était une belle matinée ensoleillée. Il n’y avait pas de vent, et pour ainsi dire pas de vagues sur la mer. Tengo avait bien fait d’enfiler une légère veste de coton sur sa chemise à manches courtes car l’été s’éloignait déjà. Il fut surpris de constater comme cette bourgade du bord de mer était peu animée, à présent que les baigneurs avaient disparu. On se croirait presque dans la ville des chats, se dit-il.
Après avoir déjeuné simplement à côté de la gare, il prit un taxi. Il était un peu plus d’une heure lorsqu’il arriva à l’hôpital. Il fut accueilli à la réception par la même infirmière. C’était elle qui lui avait téléphoné la nuit précédente. Mme Tamura. Elle se souvenait de lui et lui parut légèrement plus aimable que l’autre fois. Elle eut même un léger sourire. Les vêtements corrects qu’il portait y étaient peut-être pour quelque chose.
Elle l’entraîna d’abord vers la salle à manger et lui proposa de prendre du café. « Voulez-vous attendre un peu ici, je vous prie. M. le professeur va bientôt arriver », lui dit-elle. Une dizaine de minutes plus tard, le médecin responsable s’approcha en s’essuyant les mains avec une serviette. Il paraissait avoir la cinquantaine. Quelques fils blancs se mêlaient à ses cheveux raides. Apparemment, il avait été occupé à quelque tâche ailleurs car il ne portait pas de blouse blanche. Avec son allure sportive, son sweat gris et son pantalon assorti, ses chaussures de jogging usées, il donnait moins l’impression d’un médecin que d’un entraîneur universitaire qui n’aurait jamais réussi à dépasser la deuxième division.
Le médecin lui dit à peu près la même chose que la veille au téléphone. Pour le moment, malheureusement, ils étaient médicalement impuissants, expliqua-t-il d’un air de regret. Son émotion semblait visiblement sincère.
« À mon avis, le seul moyen qui reste pour lui redonner le désir de vivre, c’est que vous, son fils, lui parliez directement.
— Est-ce que mon père m’entendra si je lui parle ? » demanda Tengo.
Le médecin eut l’air embarrassé. Il but un peu de son thé vert refroidi. « Honnêtement, je n’en sais rien. Votre père est dans le coma. Il ne réagit absolument pas. Mais il y a des cas pour lesquels des patients, même plongés dans un coma profond, perçoivent les voix. Et parfois, dans une certaine mesure, ils comprennent ce qui se dit.
— Mais on ne peut pas en être certain ?
— Non.
— Je pourrai rester jusqu’à six heures et demie environ, déclara Tengo. Je tiendrai compagnie à mon père et je tâcherai de lui parler.
— Si vous constatez une réaction, faites-le-moi savoir, dit le médecin. Je suis toujours dans les parages. »
Une jeune infirmière conduisit Tengo dans la pièce où l’on avait installé son père. Son badge indiquait qu’elle se nommait Adachi. Le père avait été transféré dans une chambre individuelle du nouveau bâtiment. Celui destiné aux malades les plus gravement atteints. Le mécanisme avait avancé d’un cran. Il n’y avait rien au-delà. C’était une chambre austère, longue et étroite, dont le lit occupait presque la moitié de la superficie. De l’autre côté de la fenêtre, s’étendait la pinède plantée pour servir de brise-vent. Le bois touffu et enchevêtré constituait une enceinte qui séparait l’hôpital du monde des vivants. Lorsque l’infirmière fut sortie, Tengo se retrouva seul avec son père qui dormait profondément, le visage tourné vers le plafond. Tengo s’assit sur un petit tabouret en bois placé à côté du lit et l’observa.
À son chevet était installé le dispositif de goutte-à-goutte. Du liquide se répandait d’un sac en plastique au travers d’un tuyau jusqu’à une veine de son bras. Un tube avait été également enfoncé dans l’urètre. Mais la quantité d’urine évacuée était étonnamment faible. Son père paraissait s’être encore rétréci depuis la dernière fois. Son menton et ses joues décharnées étaient hérissés de poils blancs de deux jours. Ses yeux s’enfonçaient plus profondément dans leurs orbites. Au point que Tengo se demanda si l’on ne devrait pas les tirer vers l’avant avec un instrument spécial. Les paupières, comme des volets abaissés, recouvraient étroitement les orbites. La bouche était un peu entrouverte. Tengo n’entendait pas son père respirer, mais, en approchant l’oreille, il put percevoir un très léger souffle. Il y avait sans doute là, bien cachée, une vie qui s’accrochait du mieux qu’elle pouvait.
Tengo jugea terriblement réaliste ce que le médecin lui avait dit la veille au téléphone : « Comme un train qui ralentit peu à peu quand il approche de la gare. » Le train de son père décélérait peu à peu, et il attendait, une fois la force d’inertie épuisée, de pouvoir s’immobiliser tranquillement au milieu d’un vaste champ vide. Sa seule consolation était qu’il n’y avait plus un seul passager à l’intérieur. Ainsi, personne ne se plaindrait que sa course se soit achevée.
Il faut que je lui dise quelque chose, songea Tengo. Mais il ne savait pas de quoi parler, de quelle façon, et sur quel ton. Rien ne lui venait.
« Papa », murmura-t-il. Mais il n’y eut pas d’autres mots ensuite.
Il se leva du tabouret, s’approcha de la fenêtre, contempla le jardin aux pelouses bien entretenues et le ciel immense qui s’étendait au-dessus de la pinède. Perché sur une haute antenne, un corbeau se chauffait au soleil en observant pensivement les alentours. Au chevet du lit était posé un transistor muni d’un réveille-matin, mais son père n’avait plus besoin d’aucun de ces appareils.
« C’est moi, Tengo. Je viens juste d’arriver de Tokyo. Tu m’entends ? » lui demanda-t-il en restant à côté de la fenêtre. Il n’y eut aucune réaction. Après que sa voix eut fait momentanément vibrer l’air, elle fut absorbée sans laisser de traces dans le vide qui avait pris possession de la chambre.
Cet homme va mourir, songea Tengo. Il le comprenait en voyant ses yeux enfoncés à l’extrême. Il a décidé que sa vie devait se terminer. Puis il a fermé les yeux et s’est profondément endormi. Aucune parole, aucun encouragement ne pourra vraisemblablement briser sa décision. Du point de vue médical, il vit encore. Mais lui-même en a terminé. Il n’y a plus en lui de raison ni de volonté de rester en vie. Tengo ne pouvait que respecter les désirs de son père et le laisser mourir en paix. Son visage est extrêmement calme. On dirait qu’il ne souffre pas. C’est la seule consolation, comme l’avait dit le médecin au téléphone.
Pourtant, Tengo devait parler à son père. D’abord, parce qu’il l’avait promis au médecin. Cet homme lui avait paru avoir bien pris soin de son père. Et aussi pour une autre raison. C’était une question de courtoisie – même si l’expression n’était pas la plus appropriée. Pendant très longtemps, Tengo n’avait pas véritablement parlé à son père. Même pour une simple conversation. La dernière fois qu’il avait eu avec lui une espèce d’échange, il était encore collégien. Ensuite, Tengo s’était éloigné de la maison et, quand il y revenait, il s’arrangeait pour éviter de se retrouver en tête à tête.
Mais cet homme, à présent plongé dans un coma profond, s’apprêtait à mourir en silence sous ses yeux. Il avait plus ou moins avoué à Tengo qu’il n’était pas son véritable père. Il avait enfin pu se décharger de son fardeau. Il en paraissait quelque peu soulagé. L’un et l’autre, nous avons enfin déposé notre bagage. Juste à temps.
C’était cet homme qui avait accepté de reconnaître Tengo comme son fils pour l’état civil, bien qu’ils n’aient sans doute pas eu de lien de sang, qui s’était occupé de lui jusqu’à ce qu’il soit en âge de gagner sa vie. Tengo se sentait son obligé. Il était donc de son devoir, pensait-il, de lui faire un exposé sommaire sur la façon dont il avait vécu jusqu’à ce jour, sur ce à quoi il avait réfléchi jusque-là. C’est ce qu’estimait Tengo. Non, en fait, il ne s’agissait pas d’un devoir. C’était vraiment une question de courtoisie. Et cela n’avait pas de rapport avec le fait que ce qu’il dirait parvienne ou non aux oreilles de son père, que cela lui soit utile ou non.
Tengo se rassit sur le tabouret à côté du lit et commença à raconter les grandes lignes de sa vie. Il commença par son entrée au lycée et le moment où il avait vécu à la pension de la section de judo, quand il avait quitté le foyer paternel. À partir de là, il n’y avait pratiquement plus eu de contacts entre eux. Aucun des deux ne s’était plus intéressé à ce que l’autre faisait. Tengo se dit qu’il fallait donc à présent qu’il comble ce grand vide du mieux possible.
Pourtant, il n’avait rien de spécial à raconter sur cette époque. Il était entré dans un lycée privé, dans la préfecture de Chiba, dont l’équipe de judo jouissait d’une bonne réputation. Il aurait facilement pu aller dans un lycée d’un niveau plus élevé, mais celui-là lui offrait les conditions les plus avantageuses. Il était exonéré des frais de scolarité, sans compter qu’il bénéficiait du logement et de trois repas par jour. Tengo devint le meilleur des judokas de son lycée. Il étudiait durant ses pauses (dans ce lycée, il restait facilement au top de la classe même sans travailler très assidûment). Pendant ses vacances, il se faisait de l’argent de poche grâce à de petits travaux physiques avec les camarades de son équipe. Avec ses multiples tâches, ses journées étaient surchargées, il courait contre le temps du matin au soir. En dehors du fait qu’il était débordé, il n’avait rien à raconter sur ses trois années de lycée. Il n’avait pas été spécialement heureux et ne s’était pas véritablement fait d’amis. À l’école aussi les règles étaient très nombreuses, ce qui ne lui convenait pas. Il se mettait au diapason de ses camarades de judo, mais, au fond, il ne s’entendait pas avec eux. S’il se montrait honnête, il savait qu’il ne s’était jamais donné à fond dans aucun tournoi. Il lui fallait seulement obtenir de bons résultats lors de ces compétitions afin de s’assurer sa subsistance. Par conséquent, il s’entraînait sérieusement pour ne pas décevoir son entourage. Mais rien de plus. Le judo, pour lui, était moins un sport qu’un moyen pratique de survivre. Ce serait aussi, à terme, une façon correcte de gagner sa vie. C’est ainsi qu’il passa ses trois années de lycée, dans l’espoir de finir ses études au plus vite, pour vivre enfin de manière plus authentique.
Et pourtant, une fois à l’université, il mena pour l’essentiel la même vie qu’au lycée. En effet, en poursuivant son activité sportive, il bénéficiait de la pension et n’avait donc à se soucier ni de son logement ni de sa nourriture (même si la qualité en était des plus médiocres). Sa bourse ne lui suffisait pas pour vivre. Il était bien obligé de continuer le judo. Bien entendu, ce qu’il étudiait principalement, c’étaient les mathématiques. Comme il était consciencieux, il eut aussi de bons résultats à l’université et son professeur l’encouragea à poursuivre en doctorat. Mais en troisième ou quatrième année d’études, Tengo perdit soudain l’enthousiasme pour les mathématiques en tant que science. Les maths en elles-mêmes lui plaisaient toujours, mais il n’était absolument pas disposé à se lancer dans la recherche. C’était comme pour le judo. Il était très bon comme amateur, mais il n’avait pas assez de désir ou de goût pour y consacrer sa vie. Lui-même en avait conscience.
Quand son intérêt pour les mathématiques s’affaiblit alors qu’il allait bientôt achever ses études, qu’il n’avait de surcroît plus de raison de continuer le judo, Tengo en vint à ne plus savoir du tout que faire désormais et quelle voie suivre. Il avait l’impression que sa vie s’était vidée de son noyau. Il en avait toujours été ainsi, mais jusque-là on attendait et même on exigeait quelque chose de lui. Sa vie avait du sens. Une fois que ces exigences ou ces attentes eurent disparu, il ne resta plus rien qui valait la peine d’être mentionné. Pas de but. Pas un seul ami. Il demeurait dans le calme d’une sorte de bonace, incapable de se concentrer vraiment sur quoi que ce soit.
Il eut quelques petites amies durant ses années d’étudiant, et fit l’expérience des relations sexuelles. Au sens courant du terme, Tengo n’était pas beau, il n’était pas sociable, sa conversation pas particulièrement amusante. Il était perpétuellement à court d’argent, et son apparence vestimentaire était peu flatteuse. Pourtant, de même que des papillons de nuit, à l’odeur, s’approchent de certains végétaux, une certaine catégorie de femmes étaient attirées par Tengo. Et même très fortement.
Il découvrit cet état de fait aux alentours de ses vingt ans (c’est à cette même époque qu’il commença à perdre sa passion pour les mathématiques). Sans que lui-même ne fasse rien, des femmes, sur lesquelles Tengo exerçait un intérêt particulier, cherchaient à se rapprocher de lui. Elles voulaient être prises dans ses bras vigoureux. Ou, du moins, elles n’auraient pas dit non. Au début, il ne comprenait pas très bien le pourquoi d’un tel mécanisme et s’en trouvait très embarrassé. Une fois qu’il eut assimilé la chose, il devint expert à utiliser ce talent au mieux. Et ensuite, Tengo ne manqua presque jamais de compagnie féminine. Mais il ne tomba jamais vraiment amoureux de ces femmes-là. Elles étaient pour lui de simples fréquentations. Il faisait l’amour avec elles. Ils remplissaient leurs vides respectifs. C’était tout. Le plus étrange était que, pas une seule fois, il n’eut le cœur embrasé par ces femmes qui s’entichaient de lui.
Tel fut le rapport que Tengo exposa à son père inconscient. Au début, il parla lentement, en choisissant ses mots, puis l’aisance lui vint et, à la fin, il fit même entrer un peu d’enthousiasme dans son discours. Même sur les questions sexuelles, il s’expliqua le plus honnêtement qu’il put. Il avait compris qu’il aurait été ridicule de se sentir gêné. Son père était là, toujours dans la même position, totalement immobile, plongé dans son profond sommeil. Sa respiration ne s’était pas modifiée.
À trois heures, une infirmière vint changer la poche en plastique du goutte-à-goutte, elle installa une nouvelle poche pour l’urine et mesura sa température. Entre trente et quarante ans, solidement bâtie, une poitrine volumineuse. Son badge portait le nom d’Ômura. Un stylo bille était enfoncé dans ses cheveux attachés très serrés.
« Rien de particulier ? demanda-t-elle à Tengo en notant avec ce stylo bille des chiffres sur une chemise.
— Non, rien, il dort toujours, répondit Tengo.
— S’il y a du nouveau, appuyez sur ce bouton. » Elle lui montra le bouton d’appel du chevet. Puis elle enfonça de nouveau le stylo bille dans ses cheveux.
« D’accord. »
Peu après son départ, quelqu’un frappa à la porte, et le visage de Mme Tamura, l’infirmière aux lunettes, apparut dans l’embrasure.
« Est-ce que vous n’aimeriez pas manger quelque chose ? Allez donc vous restaurer.
— Merci. Mais je n’ai pas encore faim, répondit Tengo.
— Comment va votre père ? »
Tengo eut un signe de la tête. « Je lui parle sans arrêt. Mais je ne sais pas très bien s’il m’entend.
— C’est une bonne idée de lui parler », dit-elle. Puis elle eut un sourire encourageant. « Allons, je suis sûre que votre père vous entend. »
Elle referma la porte sans bruit. Dans la chambre exiguë, Tengo et son père se retrouvaient de nouveau seuls.
Tengo continua de parler.
Une fois son diplôme de l’université en poche, il enseigna les mathématiques dans une école préparatoire de Tokyo. Désormais, il n’était plus un mathématicien de génie au futur prometteur ni un judoka plein d’avenir. Juste un chargé de cours. Mais Tengo était heureux. Il pouvait enfin respirer. C’était la première fois de sa vie qu’il ne craignait plus de gêner quiconque et qu’il pouvait vivre seul et libre.
Il commença peu après à écrire des romans. Il rédigea un certain nombre d’ouvrages, qu’il soumit au comité de lecture du prix des nouveaux auteurs. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de Komatsu, un éditeur très original, qui le chargea de la réécriture de La Chrysalide de l’air, l’œuvre d’une jeune fille de dix-sept ans, Fukaéri, de son vrai nom Ériko Fukada. Fukaéri avait créé l’histoire mais comme elle n’était pas capable d’écrire correctement, c’est Tengo qui le fit à sa place. Il s’en sortit brillamment, le texte fut couronné par le prix des nouveaux auteurs, puis publié sous forme de livre, lequel devint un best-seller. La Chrysalide de l’air fut rejetée par le comité de sélection du prix Akutagawa, à cause de sa trop grande popularité. Mais le livre se vendit très bien et, pour reprendre l’expression franche de Komatsu, « le prix, on s’en fichait ».
Tengo n’était pas sûr que son père entende vraiment ce qu’il lui racontait. Même si c’était le cas, il ne savait pas s’il comprenait. Il ne manifestait aucune réaction. En admettant qu’il comprenne, il ignorait si son histoire l’intéressait. Peut-être que tout cela l’ennuyait. La vie des autres, ça va comme ça, laisse-moi donc dormir tranquillement. Voilà ce qu’il pensait peut-être. Tengo continua néanmoins à lui raconter ce qui lui venait à l’esprit. Qu’aurait-il pu faire d’autre dans cette chambre confinée ?
Le père ne faisait toujours pas le moindre mouvement. Ses yeux, au fond des orbites creusées, restaient étroitement clos. On aurait dit que ces orbites attendaient que tombe la neige et que sa blancheur les comble.
« Je ne dirais pas que tout va pour le mieux pour moi à présent, mais je crois que j’aimerais vivre de ma plume, si je le peux. Non pas en retravaillant les œuvres des autres, mais en écrivant ce que j’ai envie d’écrire moi-même, comme je le veux. Écrire, et en particulier des romans, c’est ce qui me convient. C’est bien d’avoir un but à atteindre. Et cela m’est enfin devenu évident. Je n’ai encore rien publié sous mon nom, mais je crois que cela devrait se faire bientôt. Bien sûr, c’est un peu gênant de parler de soi ainsi, mais je pense que, comme écrivain, j’ai un certain talent. L’éditeur aussi a pas mal d’estime pour moi. Sur la question de l’écriture, je ne m’inquiète pas trop. »
Et puis, il semble que j’ai les qualités pour être un RECEIVER, devrais-je ajouter. Et que, je ne sais trop comment, j’ai réellement été entraîné dans le monde de la fiction que j’ai moi-même créée. Mais non, pas question de raconter ici des histoires aussi embrouillées. C’est une autre question. Il préféra changer de sujet.
« Mon plus gros problème, c’est que, jusqu’à présent, je n’ai jamais été capable d’aimer quelqu’un sérieusement. De toute ma vie, je n’ai aimé personne inconditionnellement. Je n’ai jamais senti que je pouvais m’abandonner. Pas une seule fois. »
En prononçant ces mots, il se demandait si ce pauvre vieillard, là, sous ses yeux, avait lui-même jamais aimé. Peut-être avait-il aimé sincèrement la mère de Tengo. Et c’était la raison pour laquelle il avait élevé le petit Tengo comme son propre fils, alors qu’il connaissait la vérité. Auquel cas, spirituellement, il avait eu une vie infiniment plus riche que la sienne.
« Il y a pourtant une exception, une petite fille dont je me souviens bien. Elle était dans la même classe que moi en troisième et quatrième année de primaire, à l’école d’Ichikawa. Oui, c’est une histoire qui remonte à vingt ans. J’ai été extrêmement attiré par cette fillette. Je n’ai cessé d’y penser et, encore maintenant, j’y pense souvent. Pourtant, je ne lui ai pratiquement pas parlé. En cours d’année, elle a changé d’école, et ensuite, je ne l’ai plus jamais revue. Mais récemment, il m’est arrivé quelque chose qui a fait que j’ai eu envie de me mettre à sa recherche. J’ai enfin compris que j’avais besoin d’elle. J’aurais tant à lui dire. Mais je n’ai pas réussi à la retrouver. J’aurais dû commencer beaucoup plus tôt. Peut-être qu’alors les choses auraient été plus simples. »
Tengo se tut un moment. Il attendait que tout ce qu’il venait de raconter trouve sa place dans la tête de son père. Ou plutôt, dans sa tête à lui. Après quoi, il poursuivit.
« Oui, j’ai été bien trop peureux. C’est pour la même raison que je n’ai pas fait de recherches sur notre état civil. Si je l’avais voulu, je serais arrivé facilement à savoir si ma mère était vraiment morte. Je n’avais qu’à aller à la mairie, consulter les registres, je l’aurais su tout de suite. J’ai vraiment voulu le faire plusieurs fois. Je suis même allé jusqu’à la mairie. Mais je n’ai pas pu demander les documents. J’avais peur de ce que j’allais découvrir. Alors je me suis contenté d’attendre qu’un jour les choses s’éclaircissent naturellement. »
Tengo soupira.
« En tout cas, j’aurais dû chercher cette jeune fille beaucoup plus tôt. J’ai fait bien des détours. Mais je n’arrivais vraiment pas à m’y mettre. Je suis, comment dire, extrêmement timoré pour ce qui touche aux questions du cœur ! C’est mon point faible. »
Tengo se leva du tabouret, alla près de la fenêtre, contempla la pinède. Il n’y avait plus de vent du tout. On n’entendait plus le bruit des vagues. Une grosse chatte marchait dans le jardin. Elle avait le ventre qui pendait comme si elle attendait des petits. Elle se coucha au pied d’un arbre, allongea les pattes et commença à se lécher le ventre.
Restant adossé à la fenêtre, Tengo reprit :
« Enfin, cela mis à part, ma vie a commencé à se transformer ces derniers temps. Du moins j’en ai l’impression. Pour être honnête, je dirais que, pendant très longtemps, j’ai cru que j’avais de la rancune contre toi. Depuis tout petit, je pensais qu’il était inéquitable que je sois obligé de mener cette vie misérable et étriquée, que j’aurais dû vivre dans un milieu bien plus favorisé. J’en étais venu à éprouver que le traitement qui m’était fait était trop injuste. Tous mes camarades de classe avaient l’air de mener une vie heureuse et satisfaisante. Même ceux qui avaient moins de talents ou de qualités que moi vivaient incomparablement mieux. À cette époque, ah, j’ai vraiment prié pour que tu ne sois pas mon vrai père. J’imaginais toujours qu’il y avait eu une erreur quelque part, et que nous n’avions aucun lien de sang toi et moi. »
Tengo jeta encore une fois un coup d’œil par la fenêtre et regarda la chatte. Ignorant qu’elle était observée, elle léchait son ventre gonflé avec insouciance. Tengo continua à parler en la regardant.
« Je ne pense plus comme ça maintenant. Je ne réfléchis plus ainsi. J’estime que j’ai eu un père qui me convenait, dans le milieu qui me convenait. C’est la vérité. Pour dire les choses telles qu’elles sont, j’étais ridicule. J’étais nul. En un sens, j’avais fait de moi un raté. À présent, je le comprends bien. Quand j’étais petit, j’étais sûrement un génie en maths. Et j’étais persuadé d’avoir un immense talent. Tout le monde me portait attention, tout le monde me faisait les yeux doux. Mais, en fin de compte, c’étaient des talents qui n’ont connu aucun développement significatif. Ils étaient seulement là. Petit, j’étais très fort au judo. Dans les tournois départementaux, je m’en sortais bien. Mais quand il s’agissait d’une compétition de plus haut niveau, d’autres judokas étaient plus forts que moi. À l’université, je n’ai pas non plus été sélectionné pour la compétition nationale. Cela m’a fait un choc, et, pendant un certain temps, je n’ai plus su qui j’étais. Évidemment. Puisque, en fait, je n’étais rien. »
Tengo déboucha la bouteille d’eau minérale qu’il avait emportée, en but une gorgée. Puis il se rassit sur le tabouret.
« Je l’ai déjà dit mais je te remercie. Je pense que je ne suis pas ton véritable enfant. J’en suis à peu près sûr. Et je te remercie de m’avoir élevé, moi qui n’étais pas ton fils. Ce ne doit pas être facile pour un homme seul de s’occuper d’un petit enfant. J’ai le cœur lourd quand je me souviens de la tournée de recouvrement de la redevance de la NHK dans laquelle tu m’entraînais. Ce ne sont que des mauvais souvenirs. Mais tu n’avais sûrement pas trouvé d’autre moyen de communiquer avec moi. Qu’est-ce que je peux dire ?… C’était le mieux que tu pouvais faire. Pour toi, cette tournée, c’était ton unique contact avec la société. Et tu voulais me le montrer. Maintenant, je peux le comprendre. Bien sûr, tu calculais aussi que tu récupérerais plus facilement l’argent de la redevance en étant accompagné d’un enfant. Mais il ne s’agissait pas seulement de ça. »
Tengo marqua de nouveau une courte pause, de manière que ses paroles pénètrent dans la tête de son père. Et, pendant ce temps, il mit de l’ordre dans ses pensées.
« Évidemment, lorsque l’on est un enfant, on ne comprend pas ce genre de choses. On est seulement honteux, on trouve que c’est pénible. Le dimanche, alors que tous les copains de la classe allaient s’amuser, moi, je devais faire cette tournée. J’en étais arrivé à détester le dimanche. À présent, je peux comprendre, dans une certaine mesure. Je n’irais pas jusqu’à dire que ce que tu faisais était juste. J’en ai été blessé. Pour un enfant, c’était dur. Mais bon, ce qui est fait est fait. Pas la peine de revenir là-dessus. En plus, grâce à ça, j’ai l’impression que je me suis endurci, d’une certaine manière. Vivre, ce n’est pas une partie de plaisir. Je l’ai appris grâce à ça. »
Tengo ouvrit grand les mains, contempla ses paumes un moment.
« Désormais, je continue à vivre, plus ou moins. Je pense que ce sera un peu mieux que jusqu’à présent, que je pourrai vivre sans faire autant de détours inutiles. Et toi, papa, désormais, qu’est-ce que tu voudrais faire ? Je n’en sais rien. Peut-être que tu aimerais rester comme tu es, tranquille, endormi pour toujours. Ne plus te réveiller. Si c’est ce que tu souhaites, c’est très bien. Si c’est ce que tu espères, je ne te dérangerai pas. Je te laisserai dormir profondément. En tout cas, c’est à peu près tout ce que je voulais te dire. Te dire ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Ce à quoi je pense à présent. Il se peut que tu n’aies pas eu envie d’écouter toutes mes histoires. Si c’est le cas, je suis désolé de t’avoir embêté. Quoi qu’il en soit, je n’ai rien à dire de plus. Je ne vais plus te déranger. Après, tu pourras continuer à dormir autant que tu le voudras. »
Peu après cinq heures, Mme Ômura, l’infirmière au stylo bille planté dans les cheveux, revint. Elle vérifia le niveau du goutte-à-goutte. Cette fois, elle ne prit pas sa température.
« Y a-t-il eu un changement ?
— Rien de particulier. Il continue à dormir », dit Tengo.
L’infirmière hocha la tête. « Le médecin va venir tout de suite. Monsieur Kawana, jusqu’à quelle heure environ pouvez-vous rester ici ? »
Tengo jeta un œil à sa montre. « Je prends le train qui part juste avant sept heures. Donc je peux être là jusqu’à six heures et demie. »
Une fois que l’infirmière eut fini de prendre des notes, elle remit le stylo bille dans ses cheveux.
« Je lui parle sans arrêt depuis plusieurs heures. Mais il semble qu’il n’entende rien du tout », dit Tengo.
L’infirmière dit : « Lors de ma formation d’infirmière, on m’a enseigné une chose. C’est que les paroles claires font clairement vibrer les tympans. Dans les paroles claires, il y a une vibration claire. Que le contenu des paroles soit compris ou non par le patient, cela ne change rien au fait que le tympan, physiquement, est agité d’oscillations. Aussi, on nous enseigne à parler de cette façon, que les patients entendent ou pas. Quoi qu’on en pense, c’est utile, croyez-en mon expérience. »
Tengo réfléchit un instant. « Merci », dit-il. Mme Ômura eut un petit signe de tête et quitta la chambre d’un pas rapide.
Après quoi, Tengo et son père furent plongés dans un long silence. Tengo n’avait plus rien qui devait être dit. Mais le silence n’était pas déplaisant. La lumière de l’après-midi s’affaiblissait peu à peu, le crépuscule envahissait les alentours. Les derniers rayons du soleil présents dans la chambre s’en allèrent bientôt sans bruit, presque furtivement.
Et si je parlais à mon père du fait qu’il y a deux lunes, pensa soudain Tengo. Il ne lui en avait pas encore parlé. Que lui, Tengo, à présent, vivait dans un monde où brillaient deux lunes dans le ciel. Tengo avait envie de lui dire : « J’aurai beau regarder ce spectacle autant de fois que je le voudrai, il restera toujours aussi incroyable ! » Mais il sentit que ce serait inutile. Pour son père, le nombre de lunes qui brillaient dans le ciel était sans importance. Ce problème, Tengo devait y faire face seul.
Et puis, que, dans ce monde-ci (ou dans n’importe quel monde), il n’y ait qu’une lune – ou deux, ou trois –, en fin de compte, Tengo était toujours absolument seul. Où était la différence ? Où que ce soit, Tengo n’était toujours que Tengo. Rien que le même homme seul, avec ses problèmes spécifiques, sa personnalité spécifique. Oui, la question essentielle n’était pas la lune. C’était lui.
Environ une demi-heure plus tard, Mme Ômura revint. Pour une raison ou une autre, il n’y avait plus de stylo bille enfoncé dans ses cheveux. Cela le tracassait, il ne savait pas pourquoi. Elle était accompagnée par deux employés, qui avaient apporté un lit mobile. Deux hommes trapus au teint bistré. Ils ne prononcèrent pas un mot. Ils semblaient étrangers.
« Monsieur Kawana, nous devons transporter votre père dans la salle d’examens. Voulez-vous bien attendre ici pendant ce temps ? » demanda l’infirmière.
Tengo regarda la pendule. « Il y a quelque chose qui ne va pas ? »
L’infirmière secoua la tête. « Non, non. Il faut simplement le transporter parce que, dans cette chambre, il n’y a pas les appareils nécessaires. Il n’y a rien de particulier. Ensuite, vous devriez pouvoir parler avec le médecin.
— D’accord. J’attends ici.
— Vous pourrez prendre du thé chaud à la salle à manger. Ce serait bien que vous vous reposiez un peu.
— Merci », répondit Tengo.
Les deux hommes transférèrent doucement le corps amaigri du père, muni de sa perfusion, sur le lit mobile. Ils sortirent dans le couloir en emportant la perche du goutte-à-goutte. Ils étaient très habiles. Et totalement muets.
« Cela ne prendra pas beaucoup de temps », ajouta l’infirmière.
Mais un bon moment après, le père n’était pas revenu. Les lumières du jour étaient toujours plus faibles. Mais Tengo n’alluma pas. Il avait l’impression que sinon quelque chose d’important risquerait d’être abîmé.
Le père avait laissé un creux dans le lit. Même s’il ne pesait pas très lourd, il y avait distinctement laissé son empreinte. La vue de cet affaissement donna à Tengo le sentiment d’avoir été laissé absolument seul dans ce monde. Il en venait même à craindre que, lorsque le soleil serait couché, une nouvelle aube ne surgisse pas.
Assis sur le tabouret, Tengo resta longuement plongé dans ses pensées, dans la même position, tandis que s’installait la pénombre qui préludait à la tombée de la nuit. Puis, soudain, il fut frappé par le fait qu’en réalité, il n’avait pas la moindre pensée. Il était seulement enfoncé dans un vide sans objet. Il se leva lentement, se rendit à la salle de bains, se soulagea. Il se lava aussi le visage à l’eau froide. Il s’essuya avec une serviette, regarda son reflet dans le miroir. Se rappelant les paroles de l’infirmière, il alla à la salle à manger pour boire du thé vert.
Lorsqu’il revint vingt minutes plus tard, son père n’avait pas été ramené dans la chambre. À la place, sur le creux qu’il avait laissé dans le lit, était allongée une chose blanche inconnue.
Elle atteignait une longueur d’un mètre quarante ou un mètre cinquante, et ses formes dessinaient de jolies courbes moelleuses. Sa silhouette évoquait la coque d’une cacahuète, sa surface était couverte d’un doux duvet très court. Et ces minces plumes émettaient des scintillements faibles, réguliers et délicats. Qui la faisaient poudroyer en lueurs bleu pâle dans les ombres toujours plus opaques de la chambre. Elle s’était allongée en catimini sur le lit, comme pour combler temporairement le vide qu’avait laissé le père. Tengo s’immobilisa devant le seuil, la main posée sur la poignée de la porte, il resta un long moment à observer l’étrange silhouette duveteuse. Sa bouche dessinait comme des mouvements, pourtant les mots n’en sortaient pas.
Mais qu’est-ce que cette chose pouvait bien être ?
Tengo, pétrifié, s’interrogeait en plissant les yeux. Pour quelle raison a-t-elle pris la place de mon père ici ? Il avait compris au premier coup d’œil que ce n’était pas le médecin ou l’infirmière qui l’avait apportée. Autour d’elle flottait une atmosphère spéciale, en déphasage avec la réalité.
Tengo comprit subitement. C’était une chrysalide de l’air.
Dans le roman, il en avait fait la description très précise évidemment sans en avoir vu de ses yeux. Il n’avait jamais envisagé non plus que cette chose existait réellement. Pourtant, ce qui était là, c’était la chrysalide de l’air telle qu’il l’avait imaginée, telle qu’il l’avait décrite. Un violent sentiment de déjà-vu l’envahit, comme si des tenailles lui mordaient l’estomac. Tengo pénétra pourtant dans la chambre, ferma la porte. Mieux valait que personne ne voie ça. Puis il déglutit ce qui lui restait de salive dans la bouche. Cela fit un bruit peu naturel au fond de la gorge.
Tengo s’approcha lentement du lit. Restant à une distance d’un mètre environ, il observa soigneusement la chrysalide. Il constata qu’elle correspondait exactement à sa description. Avant de la dépeindre avec des mots, Tengo avait dessiné un croquis au crayon. Il avait figuré visuellement l’image qu’il en avait. Ensuite seulement il l’avait traduite en mots. Cette image avait constamment été épinglée au mur, devant sa table de travail, alors qu’il travaillait à la réécriture du manuscrit. Pour l’allure générale, elle était plus proche d’un cocon que d’une chrysalide. Mais Fukaéri (et ensuite Tengo également) ne l’appelaient que sous ce nom : « la chrysalide de l’air ».
À cette période-là, Tengo y avait ajouté de nombreuses inventions de son cru. Par exemple, vers le milieu, un joli resserrement, et aux deux extrémités, des excroissances rondes et gonflées. Tout cela était le fruit des réflexions de Tengo. Dans le « dit » original de Fukaéri, cela n’existait pas. Pour Fukaéri, la chrysalide de l’air était seulement une chrysalide de l’air, quelque chose, pour ainsi dire, entre le concept et la représentation. Elle n’éprouvait pas le besoin de la caractériser avec des mots. Aussi Tengo avait-il dû imaginer de lui-même des formes précises. Et sur la chrysalide de l’air que Tengo voyait à présent, il y avait bien, au milieu, un resserrement, et, aux extrémités, de jolies excroissances.
C’est exactement la chrysalide que j’ai dessinée, que j’ai mise en texte, se dit Tengo. Comme pour les deux lunes dans le ciel. La forme à laquelle il avait appliqué ses mots, pour une raison ou pour une autre, était devenue réelle, jusque dans ses moindres détails. Causes et conséquences se mêlaient inextricablement.
L’étrange sensation que ses nerfs étaient tordus se propagea dans ses membres. Sa peau frémit, se hérissa. Il ne parvenait plus à distinguer les limites du monde réel et de la fiction. Jusqu’où cela appartient-il à Fukaéri, à partir d’où cela vient-il de moi ? Et à partir d’où est-ce de « nous » qu’il s’agit ?
Le long des contours, là où la courbe était la plus bombée, courait une fente sur toute la longueur. La chrysalide était sur le point de se déchirer. Un interstice d’environ deux centimètres s’était entrebâillé. Tengo n’avait qu’à se pencher un peu pour scruter l’intérieur. Mais il n’en avait pas le courage. Restant en observation, il s’assit sur le tabouret à côté du lit et s’efforça de régulariser son souffle en faisant monter et descendre légèrement ses épaules. La blanche chrysalide demeurait totalement immobile parmi ses doux clignotements. Semblable à une proposition mathématique qui attendait calmement que Tengo s’en approche.
Que pouvait-il donc y avoir à l’intérieur ?
Qu’est-ce qui allait lui être montré ?
Dans le roman, la fillette, le personnage principal, y découvre son double. DAUGHTER. Puis la fillette l’abandonne, s’enfuit seule de la communauté. Mais, à l’intérieur de la chrysalide de Tengo (il s’agissait bien là de sa propre chrysalide, comprit-il intuitivement), qu’est-ce qui pouvait y être enfermé ? Quelque chose de bon ? De mauvais ? Quelque chose qui le guiderait ? Ou qui l’entraverait et le perdrait ? Et qui donc avait bien pu acheminer ici cette chrysalide de l’air ?
Tengo savait bien qu’il lui était demandé de se mettre en action. Mais il ne parvenait pas à rassembler son courage pour se lever et scruter l’intérieur de la chrysalide. Tengo avait peur. Que ce qui se trouvait là-dedans, quoi que ce soit, risque de le blesser. Que cela change sa vie en profondeur. À cette pensée, il se figeait, raide et pétrifié comme un homme acculé. C’était la même terreur qui l’avait empêché de rechercher l’état civil de ses parents, ou de se mettre en quête d’Aomamé. Il ne voulait pas savoir ce que contenait la chrysalide de l’air qui avait été déposée là à son intention. Il aurait voulu demeurer dans l’ignorance. Il aurait aimé sortir à l’instant de cette chambre et prendre le train pour rentrer à Tokyo. Et il aurait voulu s’enfuir dans son tout petit monde à lui, en fermant les yeux, en se bouchant les oreilles.
Mais Tengo comprenait aussi qu’il ne pouvait pas agir ainsi. Si je partais sans avoir vu ce qui est à l’intérieur de la chose, se disait-il, je le regretterais certainement tout le reste de ma vie. Si je détournais les yeux de cette chose, je ne pourrais jamais me le pardonner.
Tengo resta très longtemps assis sur son tabouret. Il était incapable d’aller de l’avant, tout autant incapable de reculer. Les mains croisées sur les genoux, il observait la chrysalide de l’air sur le lit, et, de temps à autre, jetait un coup d’œil à la fenêtre, dans une velléité de fuite. Le soir était déjà tombé, les ombres pâles du crépuscule enveloppaient la pinède. Il n’y avait toujours pas de vent. La mer était inaudible. Un calme étrange régnait. Alors que l’obscurité envahissait la chambre, les lueurs émises par la chose blanche se faisaient plus fortes, plus vives. Tengo sentait que cette chrysalide était un être vivant. Il y avait là les doux scintillements d’une vie. Qui exhalait une chaleur qui lui était propre, et des échos intimes.
Tengo finit par se décider, il se leva, se pencha au-dessus du lit. Il ne pouvait plus fuir. Il ne pouvait continuer à vivre en détournant le regard des événements qui se présentaient à lui, comme un enfant éternellement effrayé. Ce n’était qu’en connaissant la vérité qu’un homme conquérait ses forces authentiques. Quelle que soit cette vérité.
La fente sur la chrysalide était la même. L’interstice n’était ni plus large ni plus petit. Il plissa les yeux et ne discerna pourtant rien. L’intérieur était sombre et comme barré par une fine membrane. Tengo disciplina son souffle, s’assura que ses doigts ne tremblaient pas. Puis il introduisit un doigt dans le mince espace, et comme lorsqu’on ouvre une porte à deux battants, il força et élargit délicatement l’échancrure des deux côtés. Cela se fit sans résistance, sans bruit, et cela s’ouvrit facilement. Comme si la chrysalide avait attendu que sa main l’ouvre.
Les douces lumières qu’émettait la chrysalide de l’air éclairèrent tendrement la cavité intérieure, on aurait dit des reflets de neige. L’intensité lumineuse était certes très faible mais il pouvait voir la silhouette allongée à l’intérieur.
Il vit une jolie fillette de dix ans.
Elle était plongée dans le sommeil. Elle portait une robe blanche toute simple, sans ornement, telle une chemise de nuit, et ses petites mains reposaient l’une sur l’autre sur sa poitrine plate. Tengo comprit au premier regard qui elle était. Un visage mince, une bouche qui dessinait une ligne droite, comme tracée à la règle. Une frange nette sur un front lisse au joli galbe. Un nez petit, dirigé vers le haut comme en quête de quelque chose, et, de part et d’autre, des pommettes légèrement écartées. Les paupières étaient closes. Il savait cependant à qui appartiendraient les yeux qui apparaîtraient quand elles s’ouvriraient. Comment ne l’aurait-il pas su ? Durant les vingt dernières années, il avait vécu en gardant toujours en lui l’image de cette fillette.
Aomamé, dit Tengo.
Elle était profondément endormie. Son sommeil était totalement naturel. Son souffle était ténu, à peine perceptible. Les battements de son cœur inaccessibles à l’oreille. Il n’y avait pas en elle la force de soulever les paupières. Son temps n’était pas encore venu. Sa conscience était ailleurs, quelque part en un lieu lointain. Pourtant, le mot que prononça Tengo réussit à faire légèrement vibrer les tympans de la fillette. C’était son nom.
Aomamé entendit cet appel dans son lieu lointain. Tengo, pensa-t-elle. Elle prononça distinctement son nom avec sa bouche. Mais ces syllabes ne firent pas bouger les lèvres de la fillette dans la chrysalide de l’air. Et elles n’atteignirent pas les oreilles de Tengo.
Tengo fixait inlassablement le visage de la fillette, qui respirait par tout petits souffles répétitifs, comme un être dont l’âme a été dérobée. Son visage semblait parfaitement paisible. On n’y décelait pas la moindre ombre de tristesse, de tourment ou d’inquiétude. Il semblait que ses jolies lèvres fines allaient s’ouvrir doucement là, tout de suite, qu’il allait en sortir des mots pourvus de sens. Il semblait que ses paupières, là, tout de suite, allaient s’écarter. Tengo pria de toute son âme pour que cela advienne. Il n’avait pas en tête les mots d’une prière mais son cœur lança vers l’univers une prière sans forme. Il ne semblait pourtant pas que la fillette s’éveillait de son sommeil.
Aomamé, appela une deuxième fois Tengo.
Il avait tant à lui dire. Il avait son sentiment à lui transmettre. Il avait vécu si longtemps avec. Mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était répéter son nom.
Aomamé, appela-t-il encore.
Enfin, il allongea résolument la main, toucha la main de la fillette allongée dans la chrysalide de l’air. Il posa délicatement sa main sur la sienne, sa grande main d’adulte. Cette petite main, jadis, qui avait serré avec force la main du Tengo de dix ans. C’était la main qui était allée à lui directement, qui lui avait prodigué des encouragements. Sur la main de la fillette qui dormait au sein des pâles lueurs, il y avait la chaleur de la vie, indubitablement. Aomamé était parvenue à transmettre sa chaleur jusqu’ici. Tengo en était convaincu. Tel était le sens du petit paquet qu’elle lui avait donné vingt ans auparavant dans la salle de classe. Il le défaisait enfin, il pouvait en voir le contenu.
Aomamé, dit Tengo. Je dois absolument te trouver.
La chrysalide de l’air cessa peu à peu de scintiller et disparut comme aspirée par la tombée de la nuit. Après que la fillette à l’image d’Aomamé eut semblablement disparu, après qu’il eut été dans l’impossibilité de juger si tout cela s’était réellement passé, il resta dans les doigts de Tengo la sensation tactile de sa petite main, il lui resta sa chaleur intime.
Cette sensation ne disparaîtrait jamais, de toute éternité, pensait Tengo, dans l’express qui le ramenait à Tokyo. Depuis ces vingt dernières années jusqu’à ce moment, Tengo avait vécu avec le souvenir de la sensation de la main de la petite fille. Désormais, de la même façon, il pourrait vivre avec cette nouvelle chaleur.
Lorsque le train dessina une large courbe en longeant les rivages proches des montagnes, les deux lunes apparurent côte à côte dans le ciel. Au-dessus de la mer paisible, elles brillaient distinctement. La grande lune jaune et la petite lune verte. Leurs contours étaient parfaitement nets, on ne ressentait pas leur distance. Les rides à la surface de la mer qui accueillaient leur clarté brillaient mystérieusement comme des éclats de verre brisés et dispersés. Les deux lunes, ensuite, se déplacèrent lentement de l’autre côté de la fenêtre, en accompagnant le virage du train, et seuls en subsistèrent de minuscules débris, comme des signes muets, puis elles s’évanouirent de son champ visuel.
Quand les lunes furent hors de sa vue, la chaleur revint encore une fois dans sa poitrine. Une chaleur fragile mais pourtant indéniable, qui transmettait une promesse, telle une petite lumière qui montre le chemin à un voyageur.
Je vivrai désormais dans ce monde, songea Tengo en fermant les yeux. Il ne savait pas encore comment ce monde s’était constitué, ni selon quels principes il évoluait. Il n’était pas non plus en mesure de prévoir ce qui s’y produirait. Mais peu lui importait. Il n’avait plus besoin d’avoir peur. Quels que soient les événements qui s’apprêtaient à advenir, il trouverait le chemin sur lequel il marcherait pour survivre dans ce monde aux deux lunes. S’il n’oubliait pas cette chaleur, s’il conservait le même état d’esprit.
Il demeura longtemps ainsi, les yeux clos. Puis il ouvrit les yeux et observa par la fenêtre les ténèbres de cette nuit de début d’automne. La mer était invisible.
Tengo se répéta mentalement sa résolution de retrouver Aomamé. Quoi qu’il arrive, et quel que soit le monde, et elle, quelle qu’elle soit.
FIN
du livre 2.